Le blog de Klaus-Gerd Giesen


Transhumanisme et régulation politique

Conférence prononcée le 9 septembre 2015 à Genève

 5 juin 2016

 

Mesdames et Messieurs,

[…]

Je me propose aujourd’hui d’adopter une double perspective : prospectiviste et politologique. Il s’agit d’extrapoler quelques tendances lourdes vers le moyen et long terme, et d’identifier les enjeux qu’elles pourraient représenter pour les pouvoirs publics, les entreprises, les consommateurs, et surtout pour la démocratie libérale et l’État de droit. Je souhaite appliquer cette double perspective à un champ très controversé et conflictuel de nos jours : le transhumanisme, ou plutôt l’idéologie politique transhumaniste, et les défis que celle-ci lance à la démocratie libérale en termes de régulation politique. En effet, au-delà de ses aspects philosophiques, le transhumanisme pourrait assez rapidement conduire à un nouveau mode de régulation de la société capitaliste avancée. Telle est du moins l’hypothèse que je voudrais retenir ici: le transhumanisme peut se transmuer en un nouveau mode de production et de régulation des sociétés capitalistes avancées.

 

Posons tout d’abord la question de savoir ce qu’est réellement le transhumanisme. Il s’agit avant tout de dépasser la condition humaine. Il s’agit aussi d’améliorer l’être humain et surtout d’augmenter technologiquement les capacités humaines en l’intégrant dans toutes sortes de machines, et, in fine, de dépasser la condition humaine, et partant, l’humanisme :

 

• Nouveaux organes sensoriels et moteurs implantables ;

• Interfaces directes entre cerveau et machines pour améliorer les performances dans la production, le combat militaire, la recherche ;

• Exosequelletes biomécaniques (avec effet de levier sur l’endosquelette afin de conférer à l’humain des capacités physiques dont il ne dispose pas) ;

• Robots humanoïdes ;

• Techniques biologiques et électroniques d’augmentation de la résistance et des performances physiques, cognitives (c’est-à-dire sensorielles, mémorielles, intellectuelles) et même émotionnelles des individus qui ne sont pas malades ;

• Ectogenèse (l’utérus artificiel, célébré pour « libérer » la femme de ce qui est perçu par le transhumanisme comme une contrainte indésirable : la grossesse) ;

 

• A plus long terme : l’intégration homme-machine et dépassement génétique programmée de l’espèce humaine

 

 

I. La perspective politologique

 

Je voudrais aborder cette idéologie transhumaniste, qui est en train d’émerger et de prendre forme, à partir d’une perspective proprement politologique. La science politique aborde les questions de société à travers le prisme de la question du pouvoir et des rapports de pouvoir. Pour faire court : il existe essentiellement deux formes pour exercer les rapports de pouvoir : la contrainte et le consentement. Pour obtenir le consentement en démocratie libérale, pour convaincre les populations du bien-fondé d’une certaine politique et pour faire triompher sa vision du monde et de l’être humain, il est le plus efficace de recourir à une certaine réduction de la complexité de la réalité, et d’en extraire un « message » qui, implicitement ou explicitement, donne des consignes d’action. Ces deux aspects forment l’idéologie, la finalité étant la légitimation des rapports de pouvoir existants ou futurs, ou parfois aussi de les contester. C’est le royaume des « ismes » : libéralisme, fascisme, communisme, socialisme, écologisme, et aussi… transhumanisme.

 

Le transhumanisme est une idéologie politique qui affirme être pour l’instant encore marginale par rapport à une idéologie largement dominante, à savoir l’humanisme, qu’il voudrait justement dépasser et remplacer. L’idéologie transhumaniste s’oppose donc à la matrice idéologique de base qui sous-tend le fonctionnement de notre société et la plupart des autres idéologies politiques : par exemple, le libéralisme dispose d’un fondement humaniste, le socialisme également. A terme, le dépassement vise une autre weltanschauung, une vision du monde qui, comme l’a dit Michel Foucault, fait entrer « l’espèce humaine comme enjeu dans ses propres stratégies politiques ». Regardons cela d’un peu plus près.

 

II.  Une idéologie politique

 

L’extraordinaire buzz actuel autour du transhumanisme s’explique par des conditions favorables : nous assistons à une triple crise de la société occidentale.

 

1° Nous venons de traverser, dans la plupart des pays développés, la pire crise économique et sociale depuis 1945, ce qui a conduit à une certaine déstabilisation, à une perte des repères, et à une recherche de solutions parfois radicales.

 

2° Nous assistons à une crise des représentations, à une crise de la démocratie représentative (en Suisse, avec sa démocratie semi-directe l’on ne s’en rend pas trop compte, mais partout ailleurs où existe la démocratie purement représentative les citoyens ne se sentent plus réellement bien représentés par les élites politiques) ; les clivages gauche-droite tendent à s’effacer, ce qui est le signe avant-coureur d’une refonte de l’échiquier politique.

 

3° Il y a une crise de l’humanisme. Depuis son essor au siècle des Lumières, il a naturellement toujours rencontré des contestations, par exemple chez Nietzsche, Heidegger ou d’autres philosophes. Cependant, aujourd’hui l’imaginaire humaniste est de plus en plus remis en cause.

 

Qu’est-ce que l’imaginaire humaniste ? Tout d’abord, pour les humanistes l’homme se trouve au centre du monde. Et deuxièmement, l’être humain peut devenir meilleur, moralement parlant, pour dépasser et dominer ses bas instincts de sa condition biologique, grâce à l’éducation et à la culture. C’est la matrice de base, qui se trouve actuellement remise en cause. La figure centrale de l’homme ne fait plus l’unanimité, et les transhumanistes souhaitent lui substituer une créature posthumaine qui aurait des performances bien supérieures à nous qui restons au niveau humain.

 

Dès lors, l’homme est appelé à devenir meilleur non plus par l’éducation ou par la culture, mais par la technologie. On souhaite remplacer l’effort moral, culturel et éducatif. Ce serait la solution à la triple crise de la société occidentale : le monde serait devenu trop complexe pour pouvoir être géré par des êtres humains biologiquement et cérébralement trop limités. Ainsi, il conviendrait d’augmenter les capacités de l’homme en l’intégrant dans ce que l’on appelle les technologies NBIC : les science cognitive, informatique, nanotechnologie, et biotechnologie, qui commencent à s’intégrer de plus en plus au niveau nanométrique. A l’heure actuelle, il existe déjà un début d’hybridation de ces technologies-là.

« L’homme doit faire sécession de l’homme », comme l’a formulé le philosophe allemand Peter Sloterdijk. La déclaration transhumaniste de la World Transhumanist Organisation, devenue en 2008 l’association Humanity +, le dit très clairement : « L’humanité va à l’avenir être radicalement changée par la technologie. Nous prévoyons la faisabilité d’une refonte de la condition humaine ».

Très souvent, les tentatives de légitimation et de justification de cette idéologie renvoient au domaine de la santé publique et à la médecine. Or, la médecine a toujours été la discipline humaniste par excellence, car il s’agit de guérir et de soulager l’homme de la souffrance. Il ne s’agit nullement d’augmenter les capacités d’un être humain en parfaite santé. Cela n’a jamais été le propos de la médecine. Mais les transhumanistes tentent de nous faire croire que leur projet s’enracine dans la vision générale de la médecine. C’est un leurre. Pour eux il s’agit plutôt de redessiner l’homme, de le faire fusionner avec la machine.

 

C’est l’idée d’un Homme nouveau, une figure que l’on a déjà connu de par le passé : Hitler, Staline, Pol Pot avaient, eux aussi, formulé des projets pour un Homme nouveau. Toutefois, cette fois-ci cela va beaucoup plus loin : on souhaite l’avènement de l’Homme-machine qui remplacera l’homme. Nous ne sommes plus dans l’interface homme-machine (par exemple l’humain face à l’ordinateur ou au portable, etc.). On envisage l’intégration totale de l’homme et de la machine. Nous avons affaire à un véritable fétichisme machiniste.

 

De cette façon, l’homme serait entièrement soumis à la rationalité technique au détriment de la subjectivité humaine. On arrivera à une déshumanisation considérable et à une réduction de l’autonomie et de la liberté de l’homme. Le machinisme du transhumanisme est foncièrement anti-humaniste, car la machine est par définition inhumaine. Ce que vise en réalité l’idéologie transhumaniste c’est, pour reprendre la célèbre formule du philosophe allemand Günther Anders, « l’obsolescence de l’homme ».

 

III. L’idéologie dominante de la nouvelle révolution industrielle ?

 

Le transhumanisme n’est pas seulement anti-humaniste, mais aussi moins marginal que l’on ne le pense généralement. Il pourrait même devenir idéologie dominante, car il coïncide avec les intérêts objectifs de certaines grandes firmes multinationales, telles que Google qui investit très massivement dans les actions transhumanistes, œuvrant pour rapidement passer à la nouvelle révolution industrielle. L’un des pionniers de l’idéologie transhumaniste, Ray Kurzweil, pilote désormais les projets de Google dans ce domaine.

 

Mon hypothèse est donc de dire que nous sommes au seuil d’une nouvelle révolution industrielle de très grande ampleur, peut-être à comparer à celle de la machine à vapeur du 18e siècle. Une révolution qui s’articule autour de quatre dimensions interconnectées :

1° Consommation et extension de marché

La vision transhumaniste est naturellement très intéressante pour les entreprises. Les artefacts intégrés à nous-mêmes vont bouleverser nos vies et conduire à une consommation accrue, avec de nouveaux débouchés. Par exemple la programmation et la sélection génétique des enfants, qui s'effectue déjà en partie dans des pays où les lois bioéthiques ne sont pas les mêmes qu’en Europe. C’est l’idée normative du « bébé à la carte ». Ou les produits de prolongement de la vie, les puces implantées sous la peau regroupant les fonctions de carte Vitale, de crédit, de permis de conduire, de passeport, de sécurité sociale, etc. A titre expérimental, certains chercheurs s’auto-implantent déjà eux-mêmes de telles puces. Nous évoquons donc ici le présent, et non pas l’avenir. Tôt ou tard il y aura également l’utérus artificiel déjà mentionné, pour rendre la femme en tout temps disponible pour le marché du travail. Puis, le cyborg connectant l’homme en permanence à toutes sortes de systèmes techniques à distance, les robots auto-formateurs et s’auto-reproduisant, la régulation automatisée de nos émotions par un mélange subtil de stimulations cérébrales par puces et de psychotiques, la colonisation permanente de l’espace, les nanorobots surveillant notre alimentation et bien davantage encore, la fabrication artificielle d’organes, etc.

 

De nombreuses firmes - pas seulement Google, mais aussi d’innombrables start-ups – ont déjà compris qu’il y a là un marché formidable à explorer et à exploiter, et investissent des sommes colossales dans la R&D. Un rapport américain de 2002 (Converging Technology Report) estime qu’à l’avenir le human improvement sera la condition première pour rester compétitif et assurer la sécurité nationale du pays. Cela va pousser le consumérisme encore plus loin, et contribuera à une marchandisation supplémentaire du monde. Cependant, il y aussi des risques considérables pour notre démocratie et l’Etat de droit, car tout cela peut tout aussi bien conduire à une certaine normalisation de l’homme et à une sorte de totalitarisme technologique.

 

2° Production et rapports patronat-employés

Chaque grande révolution technologique donne lieu à un nouveau mode productif et à un nouveau mode de régulation. Avec la fusion homme-machine de nouvelles perspectives s’ouvrent à cet égard pour le processus productif : l’employé pourra être pleinement intégré dans les outils techniques de production. Sa productivité, qui est la clé de la compétitivité des firmes, en sera boostée, mais participera forcément aussi à une déshumanisation supplémentaire du travail. L’employé pourra être infiniment mieux surveillé et contrôlé, par exemple en lui implantant des puces compatibles avec certains systèmes techniques de production. Ceux qui refuseraient de telles implantations pourraient éventuellement se retrouver au chômage. Ce qui est en cause ici c’est l’adaptabilité technique de l’individu aux exigences des entreprises.

 

Pour les entrepreneurs les choses vont probablement aussi changer considérablement, puisque jusqu’à présent le personnel est géré par les RH - les ressources humaines. Or, ce concept pourrait devenir obsolète, les ressources purement humaines n’existeront peut-être plus, étant donné que l’employé pourrait se confondre de plus en plus avec les ressources technologiques et devenir un outil de production comme un autre. Il faudra donc trouver un autre concept pour remplacer celui de ressources humaines.

 

Les luttes entre capital (patronat) et travail (syndicats) porteront davantage sur la marge d’autonomie encore concédée à l’employé que sur les salaires ou la durée de travail. La généralisation des robots intelligents contrôlés à distance par des posthumains eux-mêmes cyborg ou génétiquement programmés pourrait donner lieu à un chômage de masse. Ainsi, McKinsey prévoit déjà, en raison de l’éclosion soudaine de l’intelligence artificielle, une perte de 140 millions emplois d’ici dix ans dans les pays développés.

 

Sans aucun doute l’on assistera à des révoltes occasionnelles, comme celles des Luddites aux 18e et 19e siècle qui se sont élevés contre l’introduction de nouvelles machines de production sur leur lieu de travail, mais je pense que cela restera tout à fait éphémère. Naturellement, la mutation s’opérera petit à petit sur des décennies, pour éventuellement déboucher sur une sorte de capitalisme posthumain.

 

3° Santé publique et eugénisme individuel

L’eugénisme individuel s’oppose à l’eugénisme d’Etat, que nous avons connu par exemple sous le régime nazi : ici en revanche ce n’est pas l’Etat qui décide des interventions biologiques pour mieux « optimiser» la descendance, mais cela relève du droit individuel. La génétique est appelée à corriger les inégalités naturelles elles-mêmes. Ainsi, l’on passe de l’actuelle redistribution purement sociale, par exemple en faveur de personnes handicapées, à la redistribution des ressources génétiques de la personne, par exemple en « réparant » les gènes des futures générations.

 

Comment articuler un tel passage éventuel en termes de régulation politique par les pouvoirs publics ? Sur quelle base morale ou juridique refuser la correction directe pour les futures générations (par exemple en employant la thérapie somatique ou germinale) ? Mon hypothèse est que l’on pourra probablement observer un passage de l’actuelle justice sociale compensatoire à une justice sociale de la création (fabrication) des individus. Que faire des cas où des parents refusent la « réparation génétique » et acceptent la naissance d’enfants handicapés (ou simplement moins performants) ? Est-ce que l’Etat va les pénaliser ? Les réponses apportées à de telles questions feront partie de la nouvelle régulation politique.

 

L’argument du transhumaniste belge Gilbert Hottois réside en ceci : « Entre choisir la meilleure école pour nos enfants et choisir les meilleurs gènes, la différence est limitée ». Il s’agit là de la revendication de choix procréatifs sous la seule autonomie parentale, en récusant toute intervention de l’Etat. Un tel eugénisme individuel produit naturellement le risque de désintégration de l’unité de l’espèce humaine : au lieu d’égaliser (génétiquement) l’on pourrait, au contraire, arriver au résultat opposé : creuser les inégalités dans une société aujourd’hui déjà largement dominée par la compétition et la performance. La revendication, en réalité difficile à refuser à long terme, s’articule ainsi : un individu ne doit plus être considéré comme étant « malade » pour que l’on puisse légitimement lui proscrire des molécules ou des interventions génétiques pour améliorer et augmenter les capacités de sa descendance, s’il le réclame en toute liberté et en toute connaissance des risques.

 

Il s’agit d’un marché énorme pour les entreprises, mais il y a là aussi un défi énorme pour l’Etat-providence et ses régulations, ne serait-ce qu’en termes d’assurance-maladie, d’assurance-retraite, etc. En plus de cela, en se focalisant sur la scène internationale, on pourra sans doute observer une concurrence entre les Etats en matière de régulation politique.

 

En effet, il est possible que l’on assistera à l’émergence de centres ou paradis technologiques offshore, sans ou avec peu de régulation, par analogie avec les paradis financiers offshore : vous pourrez toujours vous déplacer dans de tels territoires pour y effectuer les interventions technologiques que vous souhaitez, si elles sont interdites dans votre pays de résidence. Une telle régulation, ou son absence, fera partie de la concurrence économique entre les Etats. L’autre face de la médaille réside dans le fait que des Etats autoritaires, voire totalitaires, tels que la Corée du Nord ou la Chine, pourraient passer très vite à la normalisation de l’être humain par eugénisme d’Etat ou par laisser-faire, car ils en ont les capacités technologiques. En la matière, il n’existe aucune régulation internationale, sauf pour quelques conventions très vagues et un certain nombre de comités de bioéthique qui, en tant que conseillers du prince, courent par ci et par là et sont toujours en retard d’une guerre. En France, les lois de bioéthique sont révisées tous les dix ans, mais ce rythme ne suffit même plus pour suivre l’évolution technologique vertigineuse. Notamment l’hybridation des technologies NBIC avance tout simplement trop rapidement pour permettre une régulation efficace.

 

4° Etat, régulation et surveillance

L’arbitrage de l’Etat et sa régulation des rapports capital-travail-consommation-santé va s’avérer crucial. Toutefois, l’Etat a d’ores et déjà ses propres intérêts à défendre dans la nouvelle révolution industrielle et son nouveau mode de production. En tout premier lieu, le secteur de la défense militaire est lui-même fortement intéressé : fusionner le soldat et l’artefact militaire incarne le rêve de disposer d’un soldat hyperperformant, précis, résistant, adaptable, programmable à souhait. La DARPA américaine l’a bien compris, en injectant des sommes faramineuses dans la R&D militaire.

 

Sur le plan interne, la capacité à surveiller l’individu, en pénétrant les machines liées ou intégrées à l’homme, va se constituer en champ très controversé de nos sociétés. Par exemple, la NSA américaine, ou d’autres agences de renseignement, pourront à l’avenir collecter des informations autrement plus importantes que nos mails, conversations téléphoniques ou textos d’aujourd’hui. La créature posthumaine pourrait être un être extrêmement surveillé, ce qui signifie, là encore, qu’il y a un défi énorme pour l’Etat de droit. Il y a un risque considérable de dérapage.

La régulation politique entre capital et travail s’avérera difficile, ne serait-ce que par le rythme imposé de l’innovation technologique. Les systèmes d’expert (comités de bioéthique, structures d’évaluation technologique, etc.) n’arriveront peut-être plus à efficacement conseiller, en temps réel, les décideurs politiques, en raison de la complexité croissante des enjeux. Il s’ensuit qu’il convient d’explorer, dès à présent, les possibles limites technologiques à la démocratie libérale.

 

Les défis du transhumanisme en marche vis-à-vis de l’Etat-providence (retraites, chômage, assurance-maladie, etc.) risquent de plonger nos sociétés dans une crise sociale permanente. Le principe de la méritocratie, sur laquelle est fondée notre système économique, sera remis en question et risque même de disparaître en partie, parce que nos talents, idées, force de travail et performances seront à l’avenir peut-être moins déterminants que nos gènes ou autres programmations technologiques. Cela va également conduire à une formidable redistribution des richesses à très vaste échelle, avec un impact colossal sur la structuration des classes sociales.

 

IV.  Conclusion

 

Le transhumanisme en marche me semble fournir la justification idéologique de la nécessité du passage au nouveau stade du capitalisme avancé. Nous sommes au cœur d’un projet hautement politique. Pour promouvoir leurs objectifs, les transhumanistes ont déjà formé un certain nombre de structures de lobbying. Depuis un bon moment il existe des think tanks, à l’instar de l’IEEE et de Humanity +. Mais Google vient de créer sa première université, la Singularity University, entièrement dédiée à la formation des futurs cadres dans un esprit entièrement transhumaniste. Un premier parti politique a vu le jour aux Etats-Unis, le Transhumanist Party, participant en la personne de Zoltan Istvan aux élections présidentielles.

 

Cela va contribuer à faire connaître les problématiques transhumanistes dans l’espace public. Incidemment, le transhumanisme se propose de résoudre les crises de la société occidentale par une fuite en avant technologique. De même pour les grands fléaux sociaux et politiques de l’humanité tels que la guerre, la famine et l’écologie. Cependant, si la technologie est la solution, cela signifie – et c’est là que réside le danger - la dépolitisation des enjeux. Les technologies transhumanistes peuvent devenir de très puissants outils de domination sociale, en rendant obsolète l’être humain tel que nous le connaissons.

 

Mesdames et Messieurs, vous êtes les décideurs économiques et politiques qui seront appelés, plus que les citoyens « ordinaires », à jouer un rôle primordial dans le nouveau mode de régulation qui s’annonce. Dorénavant, et ce sera nouveau pour vous, vos micro-décisions quotidiennes, par exemple en termes d’allocation des ressources d’investissement dans la R&D, vont inévitablement intégrer un nouveau paramètre : rester dans les limites du capitalisme à visage humain et destiné à améliorer la condition humaine, ou délibérément participer au passage, petit à petit, au capitalisme posthumain. Un choix autant économique et politique que moral et idéologique. Un choix d’auto-régulation personnelle qui ne dispense pas les pouvoirs publics à réguler avec la force du droit et les outils de l’Etat de droit.

 

Je vous remercie de votre attention.

 

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Nota bene : La présentation orale a parfois pu s’écarter légèrement du manuscrit reproduit ici. Toute ressemblance ou similitude entre cette conférence prononcée en septembre 2015, à laquelle a assistée une centaine de décideurs économiques et politiques suisses et français, dont le politicien et philosophe Luc Ferry, et certains passages et idées exprimées par celui-ci dans son dernier livre, La révolution transhumaniste, publié en avril 2016, ne saurait évidemment être que purement fortuite.