Le blog de Klaus-Gerd Giesen


La prochaine révolution néolibérale : les 'blockchains'

10 mai 2016

La quintessence du capitalisme réside dans son incommensurable capacité à constamment révolutionner les modes de production et mécanismes d’enrichissement. Un mystérieux personnage, agissant sous le pseudonyme de Satoshi Nakamoto, est à l’origine d’une nouvelle mutation en profondeur qui va complètement chambouler nos systèmes économiques et sociaux des décennies à venir : en 2008, au plus fort de la crise des subprimes, il crée le bitcoin : il s’agit à la fois d’une monnaie virtuelle cryptographique et d’un système de paiement. Ces dernières semaines une incroyable saga s’est déroulée dans les médias spécialisés au sujet de l’affirmation de l’entrepreneur australien Craig Wright d’être lui-même Satoshi Nakamoto. Cependant, au bout d’une dizaine de jours plusieurs spécialistes ont acquis la quasi certitude que ses preuves avaient été falsifiées ; Craig Wright a dû retirer ses prétentions.

 

Quelque soit l’identité véritable de l’inventeur de la nouvelle monnaie, il a déclenché une véritable avalanche, car la matrice technologique de son innovation pourrait être appliquée à de nombreux domaines économiques, bien au-delà de la seule sphère monétaire. Regardons cela de près : le bitcoin fonctionne sans autorité centrale (banque centrale), ni administrateur unique, mais de manière transnationale et totalement décentralisée. Toutes les transactions – purement virtuelles - sont vérifiées par les nœuds du réseau et enregistrées dans un registre public et infalsifiable appelé blockchain, en utilisant un logiciel « open source ». La masse monétaire des bitcoins augmente progressivement et en toute transparence, en rétribuant la puissance de calcul informatique mise à la disposition du système par des firmes ou des particuliers pour vérifier l’authenticité des transactions. Tous les bitcoins peuvent être échangés contre d'autres monnaies (euro, dollar, franc suisse, etc.), des biens ou des services. On les sauvegarde dans un portefeuille virtuel sur son ordinateur. Leur prix est fixé principalement sur des bourses spécialisées, en fonction de l’offre et de la demande. L’inflation annuelle reste très légère, et la déflation quasi impossible (sauf en cas d’implosion de l’internet), du moins jusqu’à ce que le plafonnement monétaire programmé à 21 milliards d’unités soit atteint. Le bitcoin est accepté par un nombre croissant de commerçants, incités par des frais de transaction nettement inférieurs aux 2-3 % pratiqués par les firmes de cartes de crédit. De nombreuses banques participent à l’aventure. Cette année, un candidat à l’élection présidentielle américaine a accepté les dons en bitcoins. Seul le commerce de proximité reste pour l’instant encore à la traîne. L’équivalent d’environ 6 milliards d’euro sont actuellement déjà en circulation.

 

L’Etat reste totalement absent de la nouvelle monnaie. Il s’agit d’une devise transnationale privée, créée et régulée par un logiciel, où la confiance dans la banque centrale est remplacée par la confiance dans le logiciel et, surtout, dans les blockchains. Chacune constitue simplement une base de données qui contient l’historique de tous les échanges effectués entre ses utilisateurs depuis sa création. Entièrement sécurisée par la cryptographie et distribuée, elle est partagée par ses différents utilisateurs, sans intermédiaire, ce qui permet à chacun de vérifier la validité de la chaîne. Une blockchain peut donc être assimilée à un grand livre comptable public, anonyme et infalsifiable. Selon le mathématicien Jean-Paul Delahaye, il faut s’imaginer « un très grand cahier, que tout le monde peut lire librement et gratuitement, sur lequel tout le monde peut écrire, mais qui est impossible à effacer et indestructible » .

 

D’ores et déjà, des monnaies privées concurrentes voient le jour, à l’instar de l’ethereum, fondé par le génie informaticien russo-canadien Vitalik Buterin à l’âge de… 19 ans. Il ne fait aucun doute que nous entrons à présent dans l’âge des monnaies transnationales privées, où la souveraineté monétaire de l’Etat s’affaiblit progressivement au profit d’acteurs privés, et où les leviers traditionnels des banques centrales pour encadrer et stimuler l’économie nationale (ou européenne), à savoir principalement les taux d’intérêt et les réserves monétaires, pourraient, à terme, perdre de leur superbe.

 

Cependant, le caractère décentralisé de la blockchain, couplé avec sa sécurité et sa transparence, promet des applications bien plus larges encore que celles issues du seul domaine monétaire. Ainsi, le gouvernement du Honduras négocie un accord avec des entreprises américaines spécialisées dans les usages innovants des blockchains, afin de mettre en place un cadastre national numérique infalsifiable, ainsi qu’un système d’hypothèques et de droits miniers. Dans le domaine des transports, la start-up Arcade City a utilisé la blockchain pour désintermédier les plateformes de type Uber, avant de suspendre son service en raison d’un taux de croissance trop rapide. Si Uber encaisse encore 20% de commission pour chaque course, l’application d’Arcade City permet aux passagers de parcourir en amont les profils des chauffeurs et de choisir le chauffeur souhaité. Les chauffeurs, de leur côté, sont libres de fixer leurs propres tarifs, d’indiquer les moyens de paiement qu’ils acceptent, et d’offrir des services additionnels. Près de la moitié des passagers ont commandé des courses sur le principe du « payer le prix que vous estimez juste », c’est-à-dire sans tarif fixé à l’avance.

 

La nature entièrement décentralisée de la blockchain permet aussi à un grand nombre d’acteurs de proposer facilement des services financiers. De surcroît, la désintermédiation qu’elle rend possible pourrait même permettre de se passer complètement des banques, par exemple pour des transferts d’argent entre particuliers. Seules les banques qui acceptent d’abandonner leurs très grosses structures, fortement hiérarchisées et centralisées, auront peut-être une chance de survivre à terme. En matière d’assurances, la nouvelle technologie laisse entrevoir la possibilité de s’émanciper des phases de déclaration, et de construire de nouveaux systèmes d’assurance via internet sans intermédiaire. Alors que des modèles d’assurance peer-to-peer ont déjà commencé à apparaître, la blockchain les booste notablement grâce à des systèmes d’assurance automatisés dits smart contracts, c’est-à-dire de programmes autonomes qui exécutent automatiquement les conditions et termes d’un contrat d’assurance, sans nécessiter d’intervention humaine une fois démarrés. En automatisant l’exécution des contrats, ils outrepassent les phases déclaratives : formulaires, réclamation, vérification, déclenchement de l’indemnisation… La blockchain fait ainsi office de tiers de confiance automatisé.

 

De tels exemples démontrent que le recours à la technologie blockchain équivaut à une privatisation de la monnaie et à une dérégulation de nombreuses sphères de l’économie qui restent pour l’instant encore plus ou moins encadrées par l’Etat. Une telle perspective constitue naturellement le rêve néolibéral par excellence. Emmanuel Macron, le ministre français de l’économie, de l’industrie et du numérique, ne s’y est d’ailleurs pas trompé : en mars de cette année il a fait l’annonce, peu remarquée par le grand public et par la société civile, d’adapter la législation encadrant le monde de la finance afin d'y autoriser l'introduction progressive de la technologie blockchain