Le blog de Klaus-Gerd Giesen


La bienveillance dans les relations internationales: un compte rendu

 

15 mars 2022

 

D’aucuns vont prétendre que le hasard du calendrier fait que le dernier ouvrage de Frédéric Ramel (Paris: CNRS Éditions, 2022) tombe en quelque sorte comme un cheveu sur la soupe : paru très peu de temps avant l’invasion russe de l’Ukraine il examine la bienveillance dans les rapports entre acteurs internationaux. Spontanément, on est effectivement tenté de penser qu’il s’agit d’un vestige d’un autre « monde d’avant », celui entre le 25 décembre 1991 et le 24 février 2022, un monde où la malveillance interétatique - donc en dehors des guerres civiles ou de sécession - s’exerçait principalement dans la périphérie ou semi-périphérie du système international (Erythrée-Ethiopie, Afghanistan, Irak, Géorgie, etc.), avant de surgir ces jours-ci de nouveau violemment au cœur de l’Europe. Or, il n’en est rien. L’auteur nous livre une réflexion des plus originales et des plus fertiles sur la sphère internationale, quel que soit le contexte. Conceptualisant les relations internationales à partir d’un point focal pour ainsi dire jamais mobilisé dans l’étude politologique, il réoriente notre regard sur l’objet pour en dévoiler des encoignures insoupçonnées.

 

Quelle audace que d’oser mettre sur le marché académique un livre aussi personnel, se situant de surcroît, sur le plan de la forme, dans un no man’s land entre essai, enquête empirique et théorisation éthique! Le pari est risqué, et néanmoins réussi. Frédéric Ramel parvient à structurer sa pensée en évitant deux écueils majeurs qui le guettent : tout d’abord celui de se laisser enfermer dans le face-à-face classique entre diverses moutures des idéalisme et réalisme, qui refait précisément surface en ce moment; il se place tout simplement sur un autre plan, celui de la modération de toutes les positions par trop radicales, et navigue constamment entre les divers points de vue ainsi dégagés. Puis, l’auteur ne contrevient jamais à la loi de Hume, c’est-à-dire il ne dérive pas les normes éthiques énoncées d’une observation empirique.

 

De quoi s’agit-il précisément? La bienveillance dans les relations internationales propose d’appréhender l’éthique des relations internationales à partir de cette « vertu médiane » (p. 36) dont il retrace en détail l’histoire philosophique depuis la Grèce antique à nos jours, et qu’il différencie soigneusement d’autres normes (charité, paternalisme, etc.). Le texte l’ancre dans la philosophie solidariste, notamment celle de Léon Bourgeois. S’inspirant tout autant des travaux de Hartmut Rosa sur l’indispensable décélération du monde que de l’éthique de Vladimir Jankélévitch, Frédéric Ramel chemine éruditement de riches sources à d’autres aussi fascinantes.

 

Cependant, il ne s’agit pas d’un ouvrage purement théorique. En effet, l’auteur affine ses réflexions éthiques d’une part par des renvois systématiques à des analogies esthétiques (musique, peinture). Une véritable surprise et un vrai bonheur pour les lecteurs. D’autre part, il prend bien garde de ne pas trop « décoller » de la réalité internationale, en mobilisant également tout un travail empirique sur des sources de droit international et à partir de nombreux entretiens, dûment anonymisés, avec des diplomates. Toute la troisième partie porte sur l’extension concrète des différents dispositifs de bienveillance interpersonnelle à la sphère politique internationale.

 

Les seuls regrets que l’on peut avoir à la lecture de ce captivant livre résident d’une part dans la rapidité avec laquelle est abordée la question de savoir si les collectivités humaines peuvent, elles aussi, développer des vertus traditionnellement attribuées aux seuls individus, puis surtout dans un oubli de taille : si la philosophie kantienne est mentionnée, en passant, à deux reprises, il ne manque pas moins la référence par excellence lorsqu’il s’agit du concept de bienveillance. En effet, dans la Métaphysique des mœurs Immanuel Kant en fait la vertu suprême, dont toutes les autres dérivent (II, § 25-28), la clef de voûte de son système éthique. Comment l’auteur a-t-il pu passer à côté d’un tel monument qui aurait pu considérablement étoffer sa construction théorique et grandement servir sa démonstration?

 

Il n’en reste pas moins que le texte est splendide et mérite toute notre attention. Seules les personnes malveillantes pourraient prétendre qu’en raison du basculement soudain du système international dans une nouvelle configuration systémique, provoqué par un gouvernement russe singulièrement malveillant, l’ouvrage relève du passé. Le contraire s’avère être vrai : il est plus que jamais d’actualité. La preuve provient, entre autres, des formidables chaînes de solidarité d’acteurs transnationaux - notamment les ONG humanitaires et les villes - qui se construisent actuellement en toute hâte pour venir en aide aux victimes civiles de l’invasion russe en Ukraine. Frédéric Ramel consacre le chapitre 5 à leurs pratiques bienveillantes, et insiste par ailleurs sur nombre d’autres priorités aussi brûlantes : la défi climatique international, les biens publics mondiaux, la protection des droits fondamentaux, les flux migratoires, la justice distributive internationale. De toute évidence, la bienveillance demeure une dimension fondamentale de la grammaire des relations internationales.