L'impassible chancelière
24 janvier 2016
Au plus fort de la crise des réfugiés, en août dernier, lorsque toutes les semaines des migrants se noient par dizaines, voire par centaines, dans les eaux de la Méditerranée ou restent bloqués par milliers en Hongrie, Angela Merkel suspend l'application du règlement de Dublin prévoyant l'expulsion des demandeurs d'asile vers leur point d'entrée dans l'Union européenne, du moins pour tous ceux qui fuient l’enfer syrien. Ce fut un signal fort: pour la seule année 2015 l’Allemagne a finalement accueilli environ un million de requérants d’asile (sur une population de 81 millions).
D’aucuns estiment que la chancelière a agi sous le coup de l’émotion et de la pression de l’opinion publique face aux drames humanitaires. Devant l’afflux ininterrompu de migrants et le quasi échec d’une répartition au sein de l’Union européenne, on l’accuse fréquemment de mener une politique de bons sentiments, de jouer au Bon Samaritain, sans se soucier des conséquences sociétales ou culturelles. La presse à sensation ou très conservatrice, à l’instar de Bild de Die Welt, mène une campagne haineuse pour déstabiliser sa politique d’ouverture décriée comme « idéaliste » et « naïve », par exemple en déformant et en instrumentalisant et ce qui est convenu d’appeler « les événements de Cologne ». Il est vrai qu’en tant que fille de pasteur de l’Église évangélique elle a été éduquée dans un esprit d’amour du prochain et de charité. Et comme ex-citoyenne de feu la RDA, qui fut avant tout une grande prison, Merkel demeure sans doute réfractaire à toute frontière hermétiquement fermée.
Cependant, s’il n’est pas totalement exclu que la décision d’ouvrir les frontières ait pu être prise dans l’urgence et sous le coup de l’émotion et de la compassion, il convient de considérablement nuancer une telle interprétation lorsqu’il s’agit de saisir les ambitions de la chancelière à moyen et à long terme. A cet égard, elle reste la femme politique aux calculs froids qui l’ont toujours caractérisé et qui l’ont conduit, quelques semaines plus tôt, à adopter un comportement sans pitié aucune vis-à-vis des Grecs exsangues et néanmoins traités presque en sous-hommes par elle et par son ministre des finances Wolfgang Schäuble. Plusieurs facteurs sont à prendre en considération.
En tout premier lieu, l’accueil des nouveaux arrivants sur le territoire de la République fédérale fonctionne sur le plan économique à moyen terme comme un grand programme keynésien de relance de l’économie par l’État. Le réputé Institut für Weltwirtschaft à Kiel projette des dépenses publiques supplémentaires à hauteur de 25 à 55 milliards d’euros pour les prochaines années, à financer en partie par une hausse de la fiscalité. Les frais pour les hébergement, nourriture, administration, formation et autres prestations de l’État vont être directement injectés dans le tissu économique allemand. Ils contribueront à créer une demande intérieure supplémentaire et, par conséquent, de nombreux emplois. Les administrations publiques commencent déjà à embaucher en masse. Le secteur de la construction de logements sociaux sera particulièrement stimulé.
Deuxièmement, le marché du travail allemand se transformera en profondeur. Près de la moitié des nouveaux migrants dispose d’une formation universitaire, une véritable aubaine pour l’industrie allemande qui manque cruellement de main d’œuvre hautement qualifiée. Les autres, souvent sous-qualifiés, alimenteront un réservoir de main d’œuvre bon marché, car déterminé à travailler à presque n’importe quels condition et salaire. Cela explique le fait que les nouveaux réfugiés font l’objet de davantage de méfiance de la part des immigrés de longue date que des Allemands, car ils craignent leur rude concurrence sur le marché de l’emploi. De toute évidence l’on assistera à une baisse tendancielle des salaires réels. Le salaire minimum de 8,50 euro bruts l’heure, nouvellement introduit en 2015, pourrait ne pas beaucoup augmenter ces prochaines années. De par là, Angela Merkel risque de provoquer à terme une nouvelle crise de l’euro, parce qu’un tel choc de compétitivité - sur le dos des travailleurs et employés - par dévaluation interne (qui ressemble à celle causée jadis par « l'Agenda 2010 » de son prédécesseur Gerhard Schröder), ne pourra pas être facilement compensé par les autres 18 membres de la zone euro, dont notamment la France.
Les nouveaux arrivants sont, en grande majorité, des jeunes gens qui participeront aussi au rééquilibrage de la démographie allemande. En effet, la population allemande était, en raison d’un très faible taux de natalité, censée baisser à 76 millions d’habitants d’ici 2050 (moins que le Royaume-Uni !) et se rapprocher du niveau de la France, celle-ci n'éprouvant pas les mêmes difficultés démographiques. Désormais ce n’est plus le cas, et sur le long terme le système allemand des retraites est sauvé de l’implosion.
Un dernier calcul de la fine politicienne Merkel doit être mentionné. En automne 2017 auront lieu les prochaines élections fédérales. La chancelière sera sans doute candidate à sa propre succession, visant un quatrième mandat. Au sein de son parti, la CDU, elle a fait le vide d’autour d’elle. Aucun concurrent sérieux ne s’y pointe à l’horizon. Elle maîtrise également à merveille l’indispensable jeu des coalitions au niveau fédéral. Ainsi, Merkel est le seul chef de gouvernement depuis Adenauer à avoir arbitré deux coalitions différentes : d’abord avec les sociaux-démocrates (SPD), puis avec les libéraux (FDP), et enfin de nouveau avec le SPD. A présent, elle semble préparer une coalition, inédite à ce niveau-là, avec les Verts. Depuis 2013 ceux-ci se sont passablement « droitisés » en matière économique et sociale. Crédité d’un potentiel d’au moins 10% des suffrages, le parti écologiste a abandonné ses réticences à l’égard de la CDU. La sortie du nucléaire, annoncée par Angela Merkel au lendemain de la catastrophe de Fukushima, et la politique de transition énergétique l’ont naturellement facilité. L’ouverture gouvernementale vis-à-vis des réfugiés va encore davantage dynamiser le rapprochement entre les deux partis politiques. Actuellement on entend d’ailleurs bien plus de critiques de la part du partenaire de coalition SPD que des Verts qui se trouvent pourtant dans l’opposition. La chancelière se trouve vraisemblablement plus d’affinités et d’intérêts communs avec un Winfried Kretschmann, le très catholique ministre-président écologiste du Land de Bade-Wurtemberg, qu’avec le social-démocrate Sigmar Gabriel. Depuis janvier 2014 la formule « noire-verte » est déjà testée avec succès dans le Land de Hesse. Avec sa politique d’accueil des réfugiés, Merkel ouvre définitivement la voie à une coalition gouvernementale de la CDU avec les Verts à l'échelle fédérale.
Angela Merkel a plongé le pays dans une troisième « année zéro » - après 1949 et 1990 - qui provoque un renouvellement en profondeur de la société, de la politique et de l’économie allemandes. Quoi qu’on en pense, les courage et dynamisme de l'impassible chancelière tranchent singulièrement, ne serait-ce que par ses prises de risque, avec l’insignifiance de l’actuelle présidence française. De toute façon, les migrants continueront à arriver en Europe, qu'on le veuille ou non.