Le blog de Klaus-Gerd Giesen


Une enfance rrom à Bergen-Belsen

8 avril 2016

Très rares, et d'autant plus précieux, sont les témoignages de survivants rroms des camps d’extermination nazis. La publication de la traduction française de celui de Ceija Stojka, Je rêve que je vis ?, par les éditions Isabelle Sauvage, à l’initiative du metteur en scène de théâtre marseillais Xavier Marchand et de sa compagnie Lanicolacheur, doit donc être saluée comme un véritable événement. Une première lecture publique a eu lieu en mars de cette année à La Compagnie à Marseille.

 

Ceija Stojka a onze ans lorsqu’elle est déportée, avec sa mère et une sœur, de la capitale autrichienne Vienne d’abord à Auschwitz et Ravensbrück, puis à Bergen-Belsen. Son père sera tué à Dachau, son petit frère à Auschwitz. Des environ 200 membres de son clan familial seules six personnes reviennent des camps. On mesure ici toute l’ampleur du Porajmos, le génocide des Rroms. A partir de 1988 seulement, Stojka trouve la force et la volonté de raconter une partie de ce qu’elle a vécu, beaucoup de choses restant de tout évidence indicibles. L’excellente petite maison d’édition viennoise Picus publie d’abord la transcription de son témoignage oral Wir leben im Verborgenen, puis en 2005 ses souvenirs plus spécifiquement de Bergen-Belsen. En tout elle aura passé deux ans dans les camps, dont les quatre derniers mois, de mi-janvier à mi-avril 1945, à Bergen-Belsen.

 

La particularité stylistique de l’ouvrage original en allemand, Träume ich, daß ich lebe ?, réside dans le fait que Ceija Stojka, âgée alors de 72 ans, se projette mentalement à tel point en arrière dans l’univers concentrationnaire que, comme sous hypnose, elle emploie le langage de son enfance, émaillé d’expressions en langue rromani. La traductrice Sabine Macher parvient assez bien à le transcrire en français.

 

Il n’est guère possible de rendre compte de ce petit livre, dans le sens d’une recension en bonne et due forme. Il vous explose entre les mains. Dès lors, laissons ici tout simplement la parole à l’auteur, en citant quelques extraits :

 

«Quand on est arrivés là-bas, derrière ces barbelés tout neufs, qui scintillaient au soleil, les morts, c’est la première chose qu’on a vue. Ils étaient ouverts de haut en bas, vidés, il n’y avait que les côtes et la peau, toutes les entrailles manquaient, ça veut dire qu’ils avaient été déchirés par les gens et les gens avaient mangé l’intérieur. Il y avait tellement de cadavres, tellement. Et il n’y avait que deux baraques, totalement écroulées. Il pleuvait dedans…» (pp. 25-26)

 

«[…] Il y avait déjà deux grands tas de morts dans cette section du camp. Ils apportaient aussi les morts d’autres sections chez nous. Il y en avait de plus en plus, les tas étaient de plus en plus hauts. S’il n’y avait pas eu les morts, on serait mort de froid. Ma mère disait : ‘Mieux vaut se glisser avec les morts, tu seras à l’abri du vent, et de toute façon, tu n’as pas peur !’ Alors je me suis glissée là-dedans, la tête dehors et les pieds dedans. Il faisait bien chaud à l’intérieur. L’un ou l’autre avait même encore un pull-over, ou une vieille couverture ou une vieille veste qu’on essayait toujours de leur retirer. Ils n’en avaient plus besoin, mais nous, on en avait vraiment besoin. En quinze jours, ce pull-over ou le machin qu’on leur avait ôté était une loque aussi. Alors avec ce haillon que j’avais porté, je recouvrais celui à qui je l’avais pris. Pour qu’il ne soit pas gêné en tant que mort.» (p. 27).

 

«C’était un camp pour nous pour crever. […] Les trois premières semaines, on nous donnait encore une soupe de rutabaga […], mais il n’y avait pas de rutabaga là-dedans. Quand un être humain boit ça tout le temps, il s’habitue, mais ça sort liquide aussi. Et après la soupe de rutabaga, ça été fini. Tu n’avais pas d’eau, tu n’avais rien à manger. Le brouillard se déposait la nuit sur les barbelés et au matin les détenus aspiraient les gouttes.» (pp. 28-29)

 

«Dans la baraque, on ne pouvait pas dormir, elle était inutilisable. Il n’y avait pas de toit là-haut, tout était cassé […]. Mais ce qui était bien – c’était déjà le printemps et la nature était en plein travail – c’est que sous les baraques, au bord des planches, l’herbe poussait. Vert clair ! Si haut ! […] On mangeait ça comme du sucre. On mangeait aussi des lacets de cuir et on avalait de la terre. Quand il n’y a plus rien, tu manges tout, aussi de vieux chiffons ! Si seulement on en avait eu suffisamment ! La plupart des femmes n’avaient plus de couverture parce qu’elles l’avaient mangée. […] Et quand on trouvait une ceinture ou une chaussure, ça c’était la belle vie !» (p. 31-32).

 

«En l’espace de trois, quatre semaines, de plus en plus de morts sont arrivés sur la colline des cadavres. Il faut que tu imagines, les gens n’avaient plus de chair, seulement la peau. Et quand il n’y a plus de peau, ça ressemble à un drap de lit sale, un drap en soie jeté sur un squelette. Comme les cadavres étaient éventrés par les vivants, la cavité du corps était béante […], il n’y avait pas de cœur, pas de foie, pas de poumons, pas d’intestins à l’intérieur. […] On ne peut même pas le raconter. Tu vois quelqu’un couché là et son cœur manque, et là c’est le foie, donc toutes les parties molles, puisqu’il n’y a plus que les os. Et même la peau était dépiautée et ils la mangeaient.» (pp. 32-33)

 

«C’est là que je lui ai dit : ‘Maman, tu crois que le monde, c’est ici ?’» (p. 35)

 

Les morts, «c’était nos protecteurs et ils étaient humains. Des gens qu’on avait connus. Mais ceux qu’on n’avait pas connus, on disait aussi qu’ils étaient des nôtres. C’était des nôtres et on n’est pas seuls. On n’était pas seuls aussi parce qu’il avait tellement d’âmes qui virevoltaient tout autour.» (p. 39)

 

«Et tant d’enfants gisaient là, tellement d’enfants ! Et les femmes avec la bouche ouverte, la bouche fermée. Quand on pouvait, moi et la Maman, on leur fermait toujours la bouche et on leur fermait les yeux. Mais il arrivait souvent qu’ils s’ouvrent de nouveau, la bouche et les yeux.» (p. 53)

 

«Il faut imaginer le cri des soldats alliés en voyant le camp au moment de la libération ! Tant de cadavres ! Les soldats [britanniques] qui nous touchaient pour savoir si on était vrais, si on était vivants ! […] Ils ne pouvaient pas comprendre qu’on vivait là entre les cadavres, qu’il restait des vivants entre les morts. Et comme ils pleuraient et criaient ! Et c’était à nous de les consoler !» (p. 65)

 

«Après ce long chemin de retour de trois ou quatre mois [après la libération du camp], c’était sacrément difficile de rentrer dans Vienne. […] Tu vois la même ruelle, tu vois le même facteur et tu reconnais les gens qui ont maintenant deux ans de plus. Mais rien n’a changé… » (p. 91) « On n’avait rien. Rien du tout. » (p. 93) « […] Beaucoup de Gadjé te regardent : Elles viennent d’où celles-là ? Tu peux laver et frotter autant que tu veux, ça ne sert à rien, tu es une Romni, tu es un Rrom, ça te restera toujours… […] A la mairie, on n’a rien eu, aucun logement. On dormait sous des ponts et dans des maisons abîmées. […] La Maman a dit après : ‘Il faut qu’on aille mendier maintenant, Ceija. Peu importe où et comment, il faut qu’on mendie.» (pp. 96-98).

 

«Deux fois j’ai été devant les fours crématoires [à Auschwitz], une fois pendant deux jours et deux nuits, et une fois une journée entière. La deuxième fois, on était prêts. On voulait seulement que ça aille vite. Et ma mère l’a si bien dit : ‘Là-bas, ta grand-mère t’attend, et ton père, tout ton peuple. Ils sont déjà prêts pour nous accueillir…’ Elle nous ôtait la peur. On était déçus quand on nous a ramenés, parce qu’on était sûrs que ça allait se passer.» (p. 112)

 

«Toujours, quand je vais [régulièrement depuis 1945] à Bergen-Belsen, c’est comme une fête ! Les morts volent dans un bruissement d’ailes. Ils sortent, ils remuent, je les sens, ils chantent, et le ciel est rempli d’oiseaux.» (p. 76)

 

Ceija Stojka est décédée le 28 janvier 2013 à Vienne. Elle avait onze ans.